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Albert Hirschman Centre on Democracy
13 October 2020

Nature des régimes politiques et bilan de la mortalité de la pandémie de COVID-19

Jean-Luc Maurer, Professeur affilié au Centre Albert Hirschman sur la démocratie, s'interroge sur l'incidence des régimes politiques sur l'efficacité de la lutte contre la pandémie.

Six mois après s’être étendue aux quatre coins de la planète, la pandémie de COVID-19 a franchi fin septembre le cap de 1 million de morts et dépassé les 33 millions de cas officiellement enregistrés. De l’avis général, ces chiffres sont largement sous-estimés car, pour reprendre l’expression lapidaire de l’un des innombrables spécialistes de la crise dont j’ai oublié le nom : « En matière de statistiques sur cette pandémie, les démocraties ne savent pas compter et les dictatures mentent ! ». En dépit de ce problème, il est toutefois intéressant de tenter, sur la base des données disponibles, d’établir si la nature du régime politique n’a pas une incidence sur l’efficacité de la lutte contre la pandémie. Formulée en termes simples, la question est de déterminer lesquels des pays vivant en démocratie, quel que soit la qualité de cette dernière, ou sous un régime autoritaire, illibéral ou dictatorial ont enregistré les moins mauvais résultats en la matière ?

Étant donné le déclin de la démocratie et de la montée du national populisme à l’échelle mondiale, il est logique de commencer cette interrogation en se demandant si le fait que plusieurs des grand pays du monde formellement considérés comme démocratiques soient dirigés par des leaders aux tendance autoritaires et illibérales n’a pas une influence sur ces résultats. Le premier coup d’œil jeté aux  statistiques est édifiant à cet égard : quatre des cinq pays les plus touchés, ceux qui ont dépassé la barre des 40 000 morts, sont dirigés par un leader autoritaire et illibéral aux tendances national-populistes de droite clairement affichées, dans l’ordre : les États-Unis de Donald Trump, le Brésil de Jair Bolsonaro, l’Inde de Narendra Modi et le Royaume-Uni de Boris Johnson. Le Mexique qui est le cinquième membre de ce club funeste est présidé par Andrès Manuel López-Obrador, un homme que l’on peut qualifier de leader national-populiste de gauche plus « soft ». Bref, il apparaît clairement que les chefs d’états de tendance national-populistes parmi les plus sinistres du monde ne peuvent guère se vanter de leurs succès en matière de lutte contre la pandémie, même si les plus dénués de toute vergogne comme Trump et Bolsonaro ne s’en privent pourtant pas.

Au delà de ce constat superficiel, il est important de savoir que le seul de ces cinq pays appartenant au groupe des  «  démocraties pleines (DP) » de la planète en 2019 (ayant un indice démocratique (ID) supérieur à 8 selon le classement annuel de l’Economist Intelligence Unit) est le Royaume-Uni. Les quatre autres sont considérés comme des « démocraties imparfaites (DI) » (ayant un ID entre 6 et 8) : États-Unis, Inde, Brésil, et Mexique. Quand on élargit l’analyse aux cinq pays venant ensuite en termes de victimes de la pandémie, seule l’Espagne est une « démocratie pleine ». Trois autres de ces pays sont des « démocraties imparfaites » : l’Italie, le Pérou et la France. Aucun « régime hybride (RH) » (ayant un ID entre 4 et 6) ne figure parmi ces dix pays les plus endeuillés et seul le dernier fait partie de la catégorie des « régimes autoritaires (RA) » (ayant un indice ID inférieur à 4) : il s’agit de l’Iran. Cela dit, il est quand même plus équitable de baser ce type d’analyse sur le chiffre plus représentatif de la mortalité relative, soit le nombre de morts dans chaque pays par rapport à la taille de la population, et cela change bien évidemment un peu le classement.

Le tableau ci-dessous met en regard l’indice démocratique et les chiffres de mortalités absolue et relative dues au COVID-19 de chacun des dix pays mentionnés jusque là ainsi que leur classement correspondant dans la hiérarchie mondiale. Nous avons toutefois ajoutés à cette liste une quarantaine d’autre pays sélectionnés dans chacune des quatre catégories d’indice démocratique évoquées plus haut (DP, DI, RH et RA) en fonction de leur importance démographique, de l’étendue de la mortalité et de leur pertinence par rapport à la comparaison entre les deux variables considérées.

 

Pays

 

 

Score démocratique

2019

Mortalité absolue et relative COVID-19

(en date du 30 septembre 2020)

Indice

 

Rang

(sur 167)

Nombre

de décès

Rang

30 premiers

Mortalité

(par million)

Rang

(sur 162)

DP : ID > 8

Norvège

Suède

Nouvelle-Zélande

Canada

Irlande

Australie

Suisse

Pays-Bas

Allemagne

Royaume Uni

Espagne

Corée du Sud

 

DI : ID < 8 et > 6

Japon

Chili

États-Unis

France

Belgique

Taïwan

Italie

Afrique du Sud

Inde

Argentine

Brésil

Colombie

Philippines

Pologne

Pérou

Indonésie

Roumanie

Singapour

Équateur

Mexique

Hong Kong

 

RH : ID < 6 et > 4

Bolivie

Ukraine

Bangladesh

Maroc

Thaïlande

Nigéria

Turquie

Pakistan

Irak

 

RA : ID < 4

Algérie

Égypte

Éthiopie

Chine

Vietnam

Russie

Iran

Arabie Saoudite

 

 

9.87

9.39

9.26

9.15

9.15

9.09

9.03

8.89

8.68

8.53

8.08

8.00

 

 

7.99

7.97

7.96

7.80

7.78

7.73

7.71

7.24

7.23

7.02

6.97

6.96

6.71

6.67

6.60

6.39

6.38

6.38

6.27

6.19

6.15

 

 

5.70

5.69

5.57

4.99

4.63

4.44

4.37

4.17

4.06

 

 

3.50

3.36

3.35

3.32

3.08

2.94

2.45

1.93

 

 

1

3

4

6

6

9

10

11

13

14

19

21

 

 

22

23

25

29

31

32

33

40

41

47

50

51

53

54

59

65

66

66

68

71

73

 

 

83

84

88

100

106

108

110

112

114

 

 

126

127

128

130

139

144

150

159

 

274

5 890

25

9 340

1 803

886

2069

6443

9 483

42 162

31 411

413

 

 

1 568

12 725

205 986

31 893

10 001

7

35 875

16 667

97 497

16 519

142 921

25 828

5 448

2 483

32 324

10 601

4 792

27

11 312

77 163

105

 

 

7 931

4 154

5 219

2 152

59

1 111

8 130

6 479

9 122

 

 

1 726

5 914

1 191

4 739

35

20 456

25 986

4739

 

 

25

 

19

 

 

 

23

18

5

9

 

 

 

14

1

 

8

17

 

6

12

3

13

2

10

26

 

7

16

28

 

15

4

 

 

 

22

30

27

 

 

 

21

 

20

 

 

 

24

 

29

 

11

10

29

 

51,6

578,4

5,1

252,0

371,3

35,5

242,9

373,9

114,4

634,1

672,3

8,0

 

 

12,4

679,4

629,6

476.1

875,6

0,3

593.6

288,5

72,1

371,3

682,3

520,2

51,1

65,4

1 010,0

39,6

246,1

4,8

662,1

611,5

14,0

 

 

698,6

93,1

32,3

59,7

0,8

5,7

98,8

30,5

237,3

 

 

40.9

60,1

10,9

3,4

0,4

141,6

317,7

140,6

 

84

13

145

29

18

95

31

17

53

9

7

134

 

 

123

6

10

16

2

161

12

24

67

19

5

15

85

72

1

91

30

147

8

11

117

 

 

3

60

98

80

158

141

58

99

33

 

 

90

78

125

151

160

47

23

48

 

 

Sources : Pour l’indice démocratique, Economist Intelligence Unit, London, et pour les statistiques sur la pandémie de COVID-19, Johns Hopkins University, Baltimore.

NB. Il y a peu de pays africains dans notre  échantillon car ils sont pour l’instant moins touchés par la pandémie et moins intéressants par rapport à notre propos.

 

Par rapport à notre réflexion, le premier fait marquant à souligner est que dans le groupe des 31 pays ayant la plus haute mortalité relative, on trouve 7 des 21 « démocraties pleines» de la planète : la Suède, le Canada,  l’Irlande, la Suisse, les Pays-Bas, le Royaume-Uni et l’Espagne ! Par ailleurs, ce sont aussi deux « démocraties imparfaites », le Pérou et la Belgique, qui ont de très loin les taux de mortalité relative les plus élevés au monde. Comme on pouvait s’en douter, la démocratie n’est donc pas un antidote absolu contre la pandémie ! En revanche, certaines de ces démocraties, comme la Corée du Sud, la Nouvelle-Zélande, Singapour, le Japon et encore plus Taïwan, présentent un bilan infiniment plus favorable voire remarquable pour des raisons qui ne tiennent donc a priori pas au régime politique. Il y a aussi des différences étonnantes. Le contraste le plus frappant est entre la Norvège et la Suède, deux pays pourtant très proches à tout point de vue. L’explication de cette différence relèverait plutôt en l’occurrence de la nature des politiques sanitaires mises en place puisque, contrairement à tous ses voisins scandinaves, le gouvernement suédois a écarté un confinement rigoureux et opté pour une stratégie d’immunisation naturelle contre le virus qui lui coûte très cher.

Le second fait plus troublant en la matière est que de l’autre côté du spectre politique, on trouve des régimes autoritaires, illibéraux voire même dictatoriaux qui ont eu un succès très impressionnant pour contenir la pandémie. C’est bien évidemment le cas du pays d’où elle est pourtant partie, la Chine, qui est classée très bas dans la catégorie des « régimes autoritaires » et  se retrouve dans le groupe des dix pays les moins endeuillés du monde. Les résultats sont encore meilleurs pour le Vietnam dont le score en matière de respect de la démocratie est tout aussi piteux. Pour sa part, la Russie, qui est considérée comme un régime encore plus autoritaire s’en tire beaucoup moins mal que de nombreux pays démocratiques (certes avec un chiffre élevé de 20 239 décès et un 12e rang mondial en valeur absolue mais une mortalité relative de « seulement » 140,6 qui est cinq fois moins élevée que celle des États-Unis). De son côté, la Corée du Nord  (ID 1.08 et éternel bon dernier du classement général en la matière) vient juste de reconnaître son premier mort alors que le Cambodge (ID 3.08 et 139e rang mondial) continue à revendiquer obstinément  zéro décès! On pourrait multiplier les exemples de ce genre et en conclure que l’autoritarisme ou même la dictature sont plus efficaces que la démocratie pour lutter contre la pandémie. Il n’en est bien sûr rien, preuve en étant que plusieurs de ces régimes enregistrent des résultats déplorables (Iran, Bolivie, Irak, Arabie Saoudite et même Turquie).

Au bout du compte, tout cela est donc un peu déroutant. En fait, au delà des pays qui ont le mieux ou le plus mal réussi à contenir la pandémie, les données compilées dans le tableau montrent que les succès relatifs sont autant le fait de démocraties pleines ou imparfaites (Australie) que de régimes hybrides ou autoritaires (Éthiopie et surtout Thaïlande, qui fait parti du club des dix pays les moins affectés du monde) et que les échecs les plus cuisants sont comme on l’a vu également partagés entre les premiers, dont on a amplement parlé plus haut, et les seconds (Bolivie ou Arabie Saoudite, Iran, Irak et même Turquie). Devant un tel « mix bag », on voit qu’il est impossible de dire qui de la démocratie ou la dictature est plus efficace pour lutter conte la pandémie de COVID-19. Les raisons du succès ou de l’échec sont donc à chercher ailleurs que dans la nature des régimes politiques.

La réponse se trouve plutôt selon nous dans l’adéquation et la rigueur des politiques adoptées, dans le niveau de cohésion sociale des pays considérés et de leur contrôle sur la population, dans la confiance ou la défiance de cette dernière envers le pouvoir en place et dans sa discipline à respecter les mesures imposées. Tout cela explique d’ailleurs peut être en partie le fait singulier qui voit les sept pays de l’Asie orientale « sinisée » fortement imprégnés de culture et de valeurs confucianistes (Chine, Taïwan, Japon, Corée, Singapour, Hong Kong et Vietnam) se retrouver ensemble dans la catégorie de ceux ayant un taux de mortalité relative inférieur à 15, alors qu’ils couvrent le spectre entier allant de la « démocratie pleine » à la dictature la plus dure. Il est vrai qu’ils ont tous déjà été exposés à des pandémies de même nature, notamment avec celle du SRAS en 2002, et que leurs populations sont habituées à se protéger contre les virus et la pollution en portant des masques, mais cela n’explique pas tout.

Pour conclure, disons qu’il y a là un ensemble de questions de recherche importantes à soulever pour mieux comprendre comment lutter plus efficacement contre cette pandémie de COVID-19 et celles qui ne manqueront hélas pas de lui succéder à l’avenir.

 

Cette contribution fait partie de la série de commentaires du Centre Albert Hirschman sur les expériences démocratiques au temps du coronavirus. Elle est publiée en collaboration avec le Cercle Germaine de Staël.