Voilà qui semble prometteur. Mais comment fonctionnerait ce système? Pour schématiser, les ménages détiennent actuellement leurs économies dans des comptes bancaires, et les banques les prêtent aux entreprises et les placent sous forme d’actifs financiers. La libra permettrait aux ménages de scinder leurs économies en deux comptes : leur compte bancaire traditionnel et un compte en libras auprès du consortium gérant cette nouvelle monnaie, compte qu’ils approvisionneraient avec des monnaies classiques.
Si alors le consortium déposait les dollars, euros et autres monnaies reçus des ménages dans un compte bancaire à son nom, rien ne changerait au final. Mais au lieu de cela, il pourrait les investir dans des titres financiers. S’il achetait ces titres aux banques, le bilan de ces dernières diminuerait mais le montant de leurs prêts aux entreprises demeurerait inchangé – sauf si les ménages transféraient un montant suffisamment grand dans leurs comptes en libras pour que les banques ne soient plus en mesure de financer les prêts, même en vendant tous les titres financiers en leur possession. Dans ce cas, nous aurions une contraction du crédit.
Le point central de la libra est que les comptes des particuliers (au passif du bilan du consortium) sont entièrement couverts par les montants de monnaies usuelles détenus par le consortium. Ce système est identique à celui d’un régime dit de « currency board » dans lequel une banque centrale émet sa monnaie, en fixe le taux de change par rapport à une monnaie forte, par exemple l’euro, et détient suffisamment d’euros pour couvrir toute la monnaie émise. La banque centrale peut alors faire face à une éventuelle attaque spéculative, pour autant que ces avoirs en euros soient sous forme d’actifs liquides rapidement vendables. Il est également important de maintenir la confiance dans le système grâce à une instance de contrôle indépendante chargée de s’assurer que les euros sont effectivement détenus par la banque centrale.
Si la libra facilite les paiements internationaux, y a-t-il pour autant besoin d’une nouvelle monnaie ? Plusieurs entreprises de technologie financière ont développé des options pour réaliser des paiements plus rapides et moins chers tout en se reposant sur les monnaies existantes. Un autre atout de la libra est d’offrir un système de paiement aux personnes sans compte bancaire. Or, si l’inclusion financière est un but éminemment souhaitable, la raison principale pour laquelle des ménages ne disposent pas de compte est qu’ils n’ont simplement pas assez d’argent à y déposer. La libra ne changerait rien à ce problème.
La libra présente en outre un risque au niveau de la stabilité financière. Les entités fournissant un système de paiement ou de crédit sont soumises à la supervision des autorités pour la simple et bonne raison que le système financier repose sur la confiance et que celle-ci peut très vite s’évaporer. Elles doivent donc s’assurer de la solidité des acteurs. Qui sera le superviseur pour une entité globale comme le consortium de la libra ? Aura-t-il des moyens suffisants pour se tenir informé du fonctionnement de cette monnaie ? Si plusieurs superviseurs sont impliqués, le partage d’informations sera-t-il aussi efficient qu’il devrait l’être ? L’expérience de la zone euro donne à réfléchir. Durant les années 2000, les banques européennes ont rapidement développé leurs activités transfrontalières alors qu’elles restaient assujetties à des superviseurs nationaux. Cela a entraîné un déséquilibre entre l’ampleur des activités des banques et la capacité des superviseurs à les suivre, qui a été corrigé lorsque la supervision des banques (sauf des petites) a été confiée à la Banque centrale européenne.
La libra soulève également des questions de politique antitrust. Sa taille lui offrira une position dominante, et la présence centrale de Facebook permettra au consortium d’utiliser les informations de ce réseau pour affiner ses offres à la clientèle, option que les banques classiques n’ont pas. Si le consortium s’engage à ne pas utiliser de telles synergies, je reste sceptique face à cette promesse car la perspective de gains sera irrésistible.
La libra peut aussi réduire l’efficacité de la politique économique. Conduire des transactions dans un panier de devises revient à adopter un régime de changes fixes. Or un régime de changes flottants, s’il est bien structuré, permet aux pays d’absorber les fluctuations économiques. C’est particulièrement le cas pour des pays exportateurs de matières premières qui subissent les girations des prix mondiaux. Le taux de change est une manière efficace de les absorber, pour autant que la banque centrale ait un mandat clair – usuellement la stabilité des prix – et l’indépendance suffisante pour le mener. Bien des pays émergents ont progressé dans la construction et le renforcement de leur banque centrale pour pouvoir bénéficier des avantages des changes flottants.
Il existe un risque que la libra pousse l’économie mondiale dans une situation sous-optimale. Dans la situation actuelle, les prix sont fixés dans les monnaies nationales, les taux de change fluctuent, et les banques centrales visent la stabilité des prix. A l’avenir, les ménages et entreprises pourraient être tentés d’utiliser la libra pour diversifier leur risque de change. Nous serions alors dans une situation où les prix seraient fixés en libras et où les mouvements des taux de change entre monnaies classiques ne permettraient pas de réajuster les prix entre pays. Les analyses macroéconomiques montrent que le bien-être économique s’en trouverait réduit et qu’un choix qui fait sens pour les individus s’avère néfaste pour le pays dans son ensemble. Les pays, qui auraient perdu l’option d’ajuster les prix entre eux via le taux de change, seraient dans l’obligation de le faire via l’inflation ou la déflation, qui sont des options plus coûteuses.
Par conséquent, rien ne permet d’affirmer que la libra apportera une bouffée d’air, en tout cas pas plus que les autres options existantes; elle entraîne au contraire un risque d’étouffement en termes de stabilité financière, de concurrence et de stabilité macroéconomique.