Professeur au Graduate Institute de Genève et titulaire de la chaire Yves Oltramare, Jean-François Bayart s’étonne de «l’asymétrie des perceptions» qui conduit à reprocher systématiquement à l’Iran ce qui est jugé acceptable pour les autres puissances
Le Temps: Donald Trump aime accabler l’Iran. Quelles conséquences cela aura-t-il dans la région?
Jean-François Bayart: Avant même l’annonce du président américain, tout le débat sur le maintien ou non dans l’accord risquait déjà d’ajouter au discrédit moral des pays occidentaux dans la région. D’un côté, nous avons un pays qui, de l’avis pratiquement unanime, y compris de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), a respecté les termes de l’accord. Tout le monde en convient, sauf les dirigeants de deux pays: l’Américain Donald Trump, qui a un rapport problématique à la vérité, et l’Israélien Benyamin Netanyahou, qui a, lui, un lien compliqué à l’honnêteté.
Ce qui ressurgit ici, c’est tout le thème du «deux poids deux mesures», comme dans le conflit israélo-palestinien, c’est aussi le fait – pour reprendre une formule que j’ai déjà employée – que la politique étrangère des Occidentaux commence là où finit la diplomatie d’Israël, c’est encore le refus de reconnaître la légitimité de la victoire électorale du Hamas à Gaza en 2006, etc. Et ceci est d’autant plus grave que, de l’autre côté, s’il y a un pays qui n’a pas respecté les termes de cet accord, ce sont précisément les Etats-Unis, avant même l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche.
N’est-ce pas, pour l’Iran, le prix à payer pour une politique internationale jugée trop agressive?
Ce qui me frappe, c’est cette sorte d’asymétrie des perceptions, dont je ne sais si elle est due à la mauvaise foi ou à un ethnocentrisme hallucinatoire: l’Iran est systématiquement stigmatisé pour ses «ingérences» dans une région dont il est pourtant un acteur central depuis des siècles. Est-ce qu’on considérerait par exemple que les guerres gréco-persanes dans l’Antiquité, c’était de l’ingérence de la part des Sassanides?
Il y a une espèce de distorsion des faits en niant à l’Iran la légitimité de ses intérêts d’Etat dans une région qui est la sienne, avant qu’elle devienne, éventuellement, celle des pays européens ou des Etats-Unis. En Europe, nous sommes certes sortis de la régulation militaire des intérêts d’Etat, mais c’est en quelque sorte l’exception qui confirme la règle, si l’on excepte d’ailleurs le cas de l’ex-Yougoslavie, où les intérêts de ses diverses entités se sont réglés par le biais des armes.
Il ne s’agit pas naturellement d’accepter n’importe quoi. Mais s’il y a des violations du droit international dans la région, elles ne sont pas le privilège exclusif de l’Iran, tant s’en faut. L’Iran poursuit certes une politique étrangère, voire une intervention militaire en Syrie. Au Liban, on parle d’ingérence alors que les liens entre ces deux pays remontent au moins au XVIe siècle. Tout cela n’a rien à voir avec la République islamique iranienne, ou avec le nucléaire, mais avec le fait que l’Iran est en osmose avec le Moyen-Orient, ainsi qu’avec le sous-continent indien ou avec l’Asie centrale. C’est une façon de reconstruire l’histoire que de prétendre que, tout d’un coup, l’Iran «s’ingère» dans son environnement régional!
Cette affirmation iranienne est d’autant plus frappante qu’elle s’accompagne d’un retrait relatif des Etats-Unis, non?
Oui, mais c’est d’autant plus dangereux que ce retrait n’est pas effectif. Les Etats-Unis se sont interdits d’agir en Syrie, ils ont été contraints de se retirer d’Irak, mais ils continuent à faire prévaloir ce qu’ils estiment être leurs intérêts, notamment dans le cadre de ce qu’ils nomment la guerre contre le terrorisme international. Ils continuent donc d’empoisonner le jeu régional en s’abstenant d’être des acteurs directs, mais en s’appuyant, de manière très interventionniste, sur des relais régionaux.
On sait ainsi que Donald Trump a été extrêmement actif auprès du roi de fait d’Arabie saoudite (le prince héritier Mohammed ben Salmane) et qu’il l’a très directement encouragé à poursuivre son aventurisme militaire au Yémen et à durcir le ton à l’encontre de l’Iran. C’est d’une certaine manière la pire des configurations qu’on puisse imaginer.
Pourtant, Donald Trump peut afficher le succès de sa méthode à l’égard de la Corée du Nord?
L’imprévisibilité de Trump semble en effet avoir eu des effets positifs en Corée, ce qui risque de le convaincre qu’il est un négociateur hors pair. Mais la configuration du système régional au Moyen-Orient est très différente de celle de la péninsule coréenne, et vous ne verrez pas ici l’Arabie saoudite tomber dans les bras de l’Iran, comme cela a pu se produire entre les deux Corées.
Comment la décririez-vous aujourd’hui, cette région?
Vous avez trois grandes entités étatiques – soit des Etats constitués avec des mécanismes de prise de décision institutionnalisés – la Turquie, l’Iran et Israël. Contrairement à ce que l’on pense parfois, l’Iran poursuit une politique totalement rationnelle, qui a toujours été, de surcroît, très modérée et responsable dans la région, y compris dans des conflits qui le concernaient très directement comme le Tadjikistan ou le Caucase.
La Turquie, quant à elle, défend aussi des intérêts d’Etat même s’il est vrai qu’elle est dirigée par un Recep Tayyip Erdogan qui – un peu à l’image du Coréen Kim – aime jouer au bord du gouffre. Quant à Israël, il est bien moins rationnel qu’il ne l’a été auparavant, au grand désespoir d’ailleurs des anciens directeurs du Mossad, qui ne cessent de l’affirmer. Benyamin Netanyahou est prêt à prendre des risques importants sur la scène régionale pour rétablir sa position de politique intérieure.
Deux brèves conclusions à ce propos. D’abord, il faut noter que les Etats occidentaux, avec une détermination assez remarquable, se sont employés à s’aliéner deux de ces acteurs rationnels, l’Iran et la Turquie, alors que cela était loin d’être inévitable. La deuxième chose, c’est que les pays européens sont beaucoup plus exposés au Moyen-Orient qu’ils ne le croient. Encore aujourd’hui, l’Europe paie au prix fort la facture de l’intervention américaine en Irak en 2003: la crise des réfugiés syriens, le terrorisme de Daech sont les conséquences directes des erreurs qui ont été commises dans les années 2000.
******Cet article a été publié dans Le Temps. Image: © STRINGER