The Globotics Upheaval apparaît comme un suivi naturel de votre précédent ouvrage, The Great Convergence. Quel est votre message ici?
Dans le dernier chapitre de The Great Convergence, j’évoquais le rôle de la numérisation et de l’automatisation dans le domaine des services à l’intérieur d’un pays. Jusqu’à récemment, ces deux phénomènes n’étaient pas tellement mondialisés. À travers mes recherches, j’ai découvert que cela était en train de changer et avait le potentiel de modifier totalement le futur du travail. J’en ai discuté avec beaucoup de monde, et mes interlocuteurs, qu’ils soient chauffeur de taxi, directeur d’entreprise ou responsable politique, n’ont pas mesuré l’ampleur du chambardement à venir. Ce livre devrait sonner comme un avertissement.
Vous faites penser à Jeremy Rifkin qui a publié The End of Work en 1995. Allez-vous dans le même sens?
Le sociologue américain a décrit la révolution dans le monde du travail au fil des époques. Au XIXe siècle, la Révolution industrielle était liée au textile, à l’acier. À partir de 1870, les usines ont commencé à fabriquer des moteurs, des médicaments et surtout des machines. Désormais, nous sommes dans un monde où, grâce aux technologies de la communication et de l’information, la chaîne de production est automatisée, transfrontalière et maîtrisée à distance. Ce phénomène est exacerbé par la mondialisation. Pour ma part, je parle de services qui peuvent être automatisés et dont la délocalisation ne pose aucun problème.
Est-ce cela, le nouveau palier de la mondialisation?
La chaîne de production automatisée, numérisée et transfrontalière a donné lieu à un boom des échanges internationaux et contribué à augmenter le niveau de vie de millions de personnes. Notamment en Chine, où des millions de travailleurs disciplinés, semi-formés, enthousiastes et surtout compétitifs ont trouvé un emploi. Aujourd’hui, les entreprises chinoises vont produire en Éthiopie et dans d’autres pays africains. La hausse de la production a créé un plus grand besoin en matières premières, de quoi tirer vers le haut de nombreux pays en Asie, en Afrique et en Amérique du Sud.
Et maintenant?
Ce phénomène touche désormais les services qui comptent de plus en plus dans la richesse mondiale. Dans le domaine de l’information par exemple, le Washington Post et Le Monde publient déjà des informations générées par ordinateur. Conseils juridiques, rédaction, vérification, traduction des contrats, consultation médicale, plans d’architecture sont réalisés à distance. La traduction automatique et simultanée qui se fait avec des programmes de plus en plus performants ouvre de grandes perspectives. La digitalisation et la mondialisation ont donné lieu à la création de plateformes comme Upwork. Avec une présence dans une centaine de pays, ce fournisseur de services brasse 2 milliards de dollars par an. Je ne parle pas du travail à domicile, qui est lui-même une révolution, mais d’une armée mondiale de «télémigrants» compétents et compétitifs capables de fournir des services à l’appel. Cette fois-ci, ce sont les cols blancs qui passeront à la trappe. Pour la première fois, ils rejoindront des cols bleus qui ont vu leur emploi partir en Asie ou en Europe de l’Est. Je dois tout de suite ajouter que cela ne suffira pas d’arrêter le train de la mondialisation.
Mais ce train n’est-il pas en perte de vitesse? On parle de slowbalisation…
En effet, depuis quelques années, les investissements baissent. Le commerce international ralentit. Oui, la slowbalisation est indéniable. Mais c’est un phénomène naturel. On aurait tort de le transformer en un synonyme de démondialisation. Cette image est fausse. Nous ne sommes pas dans les années 1930, lorsque la Grande Dépression avait paralysé le monde. Il est vrai que les États-Unis, qui prônent un certain protectionnisme, et le Royaume-Uni, qui a voté en faveur du Brexit, donnent l’impression d’un recul de la mondialisation. C’est entièrement faux. Tous les autres acteurs de la planète poursuivent une politique de libéralisation. Après le retrait des États-Unis du Partenariat transpacifique (TPP), les autres acteurs n’ont pas abandonné le projet; au contraire, ils ont accéléré le mouvement.
Les détracteurs de la mondialisation n’ont-ils rien compris?
Tout s’est plutôt bien passé dans les années 1990. Mais depuis une vingtaine d’années, on voit l’émergence des inégalités, l’effondrement de la classe moyenne, des licenciements. En France, les «gilets jaunes» ne sont pas un mouvement contre la mondialisation, mais l’histoire collective de personnes qui ont toutes des raisons individuelles pour se mettre en colère. La situation aujourd’hui est clairement combustible. Elle va s’aggraver lorsque les travailleurs seront encore plus en compétition avec des robots. On peut anticiper la perte de millions de places de travail. Les grands changements ne se passent jamais en douceur.
Et l’avenir, donc?
Imaginez un peu toutes les tâches que les «télémigrants» peuvent accomplir. Dès lors il faudra de l’ingéniosité humaine pour créer de nouveaux emplois pour ceux qui seront sacrifiés. Il s’agira alors de penser à tout ce que les robots ne pourront jamais faire, par exemple dans les domaines de la créativité, des relations humaines, de l’innovation, de l’éthique, de l’empathie, de services à la communauté. À la fin, il est tout à fait envisageable de construire une société plus riche et plus bienveillante. Le problème concerne les années de chambardement, d’où le titre de mon livre. Je suis pessimiste pour le court terme, mais optimiste pour le long terme.
Que pensez-vous alors de la politique protectionniste du président Trump?
Nous avons un président dont le processus mental interne est insensé. Il s’est fait l’idée qu’un déficit commercial est forcément négatif et que le pays en face qui comptabilise un surplus est un profiteur. Son ministre du Commerce, Robert Lighthizer, vient de la vieille école qui pensait que les droits de douane constituent l’ultime arme contre les pays qui veulent concurrencer les États-Unis. Dans les années 1970, il était derrière les hauts tarifs sur les exportations, notamment d’automobiles en provenance du Japon. Il avait eu un certain succès; les constructeurs japonais avaient délocalisé une partie de leur production aux États-Unis.
Toujours est-il que la politique commerciale américaine est aussi motivée par la peur de l’émergence de la Chine comme une rivale sérieuse. Cette méfiance à l’égard de la Chine avait déjà commencé sous l’ère Obama. L’ancien président avait lancé le TPP sans la Chine dans l’espoir que cette dernière s’adapte aux règles internationales.
La Chine serait-elle donc la mauvaise élève de la mondialisation?
Il n’y a pas d'autre pays qui ait autant tiré bénéfice de la mondialisation. Elle est plutôt la «star» de la classe. On peut toutefois se poser la question de savoir si elle a obtenu les bonnes notes grâce à son travail ou à la triche. Je n’ai pas de réponse, mais je constate que les États-Unis, l’Union européenne et le Japon s’inquiètent des pratiques commerciales chinoises.
Pensez-vous qu’ils sont tombés dans le piège de Thucydide, qui décrit une situation où une puissance dominante entre en guerre contre une puissance émergente par peur d’être dépassée?
Non. Il n’y aura pas de guerre. Je concède toutefois qu’il peut y avoir une guerre froide bizarre. Les controverses autour de la 5G et le géant chinois des télécoms Huawei constituent le point de départ. La 5G peut potentiellement changer nos vies, comme l’ont fait les smartphones. Elle peut donc ouvrir la voie à des activités nouvelles et la Chine s’est placée en bonne position pour en tirer profit.
Quelle pourrait être l’issue de cette guerre froide technologique?
La Chine pourrait développer ses propres réseaux Internet, qui seraient aussi utilisés par les pays en voie de développement. Et les États-Unis auraient leur système, qui serait totalement indépendant du web chinois. Mais franchement, j’espère qu’il s’agit de scénarios exagérés, tout comme les craintes à l’égard du Japon étaient infondées. Il y avait aux États-Unis les mêmes fantasmes par rapport à l’Allemagne au moment de l’émergence de son industrie. Les peurs ont disparu lorsque l’Allemagne a adhéré à l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, le GATT, qui est par la suite devenu l’Organisation mondiale du commerce.
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Référence complète de l’ouvrage:
Baldwin, Richard. Globotics Upheaval: Globalization, Robotics, and the Future of Work. London: Orion, 2019.
Propos recueillis par Ram Etwareea.
Cet entretien a été publié dans Le Temps du 4 février 2019.
Illustration de Jozsef Bagota / Shutterstock.com.