Né à Namur en Belgique en 1937 (et naturalisé français en 1985), il a fait ses études supérieures à l’Université catholique de Louvain (UCL) où, selon un usage fructueux et hélas révolu qui accordait plus de valeur aux études pluridisciplinaires que ce n’est le cas aujourd’hui à l’ère de l’hyperspécialisation, il a obtenu un doctorat en droit en 1960 puis un autre en sciences économiques en 1969.
En 1962, après une année d’assistanat à l’UCL, il partit, comme de nombreux jeunes universitaires tiers-mondistes de l’époque, au Congo nouvellement indépendant (1960) où il enseigna jusqu’en 1974 à Kinshasa, à l’Université de Lovanium, devenue plus tard Université Nationale du Zaïre, dont il fut nommé professeur ordinaire en 1969. C’est là qu’il se spécialisa sur les questions d’économie du développement et se forgea les convictions humanistes et hétérodoxes en la matière qu’il allait promouvoir et professer tout au long de sa vie de chercheur et d’enseignant.
Au sortir de sa longue immersion dans le monde africain, il fut recruté d’abord par la Banque mondiale, où il travailla à Washington comme country economist de 1974 à 1976, puis par l’OCDE, à Paris, où il fonctionna en premier lieu, de 1976 à 1979, comme membre du groupe Interfuturs puis comme consultant jusqu’en 1981. C’est cette année-là qu’il rejoignit le Commissariat au plan français, alors placé dans le ministère dirigé par Michel Rocard, où il travaillera en tant que chargé de mission jusqu’en 1990. Pendant les deux dernières années, il sera membre du groupe dirigé par Stéphane Hessel chargé de rédiger un rapport sur les relations de la France avec les pays en développement pour le compte du premier ministre qu’était devenu dans l’intervalle le même Michel Rocard.
C’est en 1990 qu’il est nommé sur concours professeur d’économie du développement à l’Institut universitaire d’études du développement (IUED) de Genève. Il y sera notamment le responsable indiscuté du cours d’introduction à l’économie du développement du master en études du développement à sa retraite en 2002, formant ainsi une douzaine de volées d’étudiants aux principes de sa discipline telle qu’il la concevait, dans une approche humaniste, hétérodoxe, ouverte aux autres sciences et écologique avant le lettre. Il trouvera à l’IUED le lieu du dialogue interdisciplinaire toujours difficile mais indispensable à la conception d’une approche de développement durable et équitable qu’il recherchait et défendait. Il jouera aussi un rôle majeur au sein de l’équipe de rédaction des Cahiers de l’IUED, la publication périodique emblématique de l’approche alternative du développement de ce petit institut dont beaucoup des idées prémonitoires reviennent au goût du jour en cette période de pandémie universelle et de remise en question de l’approche économique néolibérale des 40 dernières années. Ayant trouvé l’institution académique qui lui convenait, il déclarera considérer son passage à l’IUED un peu comme le couronnement de sa carrière.
Comme enseignant, Christian Comeliau a laissé un souvenir impérissable à toutes les personnes qui ont eu le privilège de suivre son enseignement. Ses idées critiques et originales sur l’analyse du système mondial et sur la nécessité de promouvoir une économie mixte, basée sur la distinction entre économie marchande et non marchande, ont marqué les esprits et souvent joué un rôle important dans la poursuite de leurs études supérieures ou dans leurs carrières professionnelles. Les évaluations de ses cours montrent clairement combien sa rigueur d’analyse et son intégrité intellectuelle, mais aussi sa gentillesse, son humilité et son respect des autres étaient appréciés.
Comme chercheur, il a inlassablement exploré les voies d’un développement économique qui soit soutenable du point de vue social et écologique. Il a rédigé ou dirigé une quinzaine d’ouvrages sur la question, dont les plus marquants sont : Les impasses de la modernité : critique de la marchandisation du monde (Seuil, 2000) ou La croissance ou le progrès ? Croissance, décroissance, développement durable (Seuil, 2006). Il a aussi dirigé plusieurs numéros des Cahiers puis Nouveaux Cahiers de l’IUED (PUF) : Ingérence économique : la mécanique de la soumission (1994), Brouillons pour l’avenir : contribution au débat sur les alternatives (2003), L’économie à la recherche du développement : crise d’une théorie, violence d’une pratique (1996). Il a enfin dirigé le grand projet de recherche financé à partir de 2001 par le Réseau universitaire international de Genève (RUIG, précurseur du Réseau suisse pour les études internationales, SNIS), et intitulé « Le défi social du développement », qui a débouché sur la publication en 2006 chez Karthala d’un ouvrage collectif éponyme remarqué ayant pour sous-titre Globalisation et inégalités. C’est d’ailleurs sur cette base que sera lancé en 2002 le séminaire majeur du même nom animé par une équipe pluridisciplinaire (Michel Carton, José Figueiredo, Jean-Luc Maurer, Jean-Daniel Rainhorn et Jean-Michel Servet) qui rencontrera un très grand succès auprès des étudiantes et étudiants de l’IUED jusqu'à sa fusion avec l’Institut de hautes études internationales (HEI) en 2008.
Sur la base des travaux de Christian Comeliau, l’IUED peut sûrement s’enorgueillir d’avoir placé la question des inégalités sociales au cœur de la problématique du développement économique quand elle était encore largement négligée, avant que Thomas Piketty, Branko Milanovic et d’autres ne publient leurs ouvrages majeurs sur le sujet et qu’enfin la Banque mondiale, le FMI, l’OCDE, le WEF et même le Credit Suisse ne lui accordent toute son importance.
Comme collègue de travail, Christian laissera l’image de sa rigueur intellectuelle, de sa parfaite élégance d’esprit et de comportement, d’une courtoisie sans égal et d’une grande tolérance aux idées des autres, non dénuée d’intransigeance face aux fumistes et aux fâcheux. C’est au nom de tous ceux qui ont travaillé avec lui et ont eu la chance de partager ses idées que ces lignes ont été rédigées, avec une pensée pour son épouse Armelle et ses enfants et petits-enfants auprès desquels il laisse un grand vide.
Jean-Luc Maurer
Professeur honoraire
Directeur de l’IUED de 1992 à 2004