«Il faut se méfier des apparences… Ça paraît déstructuré, on sait nous en les observant que tous les 2-3 jours, tout le monde change de rôle… [Le réseau], ça génère… à peu près, 80,000 euros par semaine, donc ça fait beaucoup d’argent dans l’arrondissement le plus pauvre de France… ».
Cette phrase est issue d’un entretien que nous avons effectué avec un policier, lors de nos recherches dans la cité de Félix-Pyat dans le IIIe arrondissement de Marseille. Elle résume bien la manière contradictoire dont le trafic de drogue dans les cités de la ville est perçu : il est à la fois opaque et énigmatique, organisé et lucratif.
Un guetteur ne touche pas quatre fois le smic
Si l’on s’attarde par exemple sur la particularité du vocabulaire utilisé, l’expression « le réseau », confère au trafic un certain formalisme et une structure tentaculaire, tout comme la rhétorique qui l’accompagne via d’autres termes communément mis en avant, tels que le « business » ou le «supermarché de la drogue».
Pourtant, de profondes contradictions et ambiguïtés sous-tendent le trafic de drogue à Félix-Pyat. Le chiffre de 80 000 euros de bénéfice hebdomadaire avancé par le policier nous semble difficile à réconcilier avec les niveaux de trafic que nous avons pu observer lors de nos recherches dans la cité. Et ceci même en prenant en compte le fait qu’une grande partie des ventes se font par internet plutôt que par le deal de rue.
En tout cas, les chiffres de saisies policières partielles concernant le trafic prenant place dans la cité auxquels nous avons eu accès impliquent souvent des quantités de drogue très faibles. Nous avons également essayé de confirmer certains des chiffres sur les rémunérations des différents « métiers » de la drogue, comme les « guetteurs », c’est-à-dire l’échelon le plus bas du trafic qui concerne surtout des jeunes de 14 à 18 ans. Postés en des lieux stratégiques de la cité, ils ont la responsabilité de donner l’alerte si la police ou toute personne jugée « suspecte » pénètre dans les lieux. Les autorités, mais aussi les travailleurs sociaux, associatifs, et même certains habitants du quartier, affirment qu’ils gagnent près de 200 euros par jour.
Cela signifierait donc qu’un «guetteur» gagne quatre fois plus que le smic. À la lumière de nos observations sur le terrain, ce montant nous parait peu probable. En effet, les guetteurs que nous avons vus n’affichent que très peu de signes ostentatoires d’une quelconque richesse et donnent souvent même plutôt l’impression d’être dans le besoin à la façon dont ils sont habillés.
De plus, il s’agit d’une activité irrégulière et à temps partiel. Les jeunes proches du réseau avec qui nous avons échangé ont suggéré qu’au mieux un guetteur pouvait s’attendre à recevoir «un kebab ou un peu de drogue, peut-être 20 euros, s’il a de la chance». Certains reportages à propos du trafic de drogue à Félix-Pyat semblent en outre confirmer ces dires.
Il arrive même que les guetteurs ne perçoivent aucune rémunération, en tout cas quand ils commencent cette activité. Comme nous l’a expliqué un jeune de Félix-Pyat qui avait été «aspirant guetteur», il s’était mis à guetter «juste comme ça», en imitant d’autres jeunes, pour essayer de se rapprocher du réseau, parce qu’il «voulait se faire de l’argent facile». Ce dernier a rapidement déchanté et a vite délaissé le trafic après quelques semaines.
Au vu de la condition socio-économique de ceux qui nous ont confié avoir été impliqués par le passé dans le trafic de la drogue à Félix-Pyat, on peut aussi estimer que la grande majorité ne s’est pas enrichie (une situation qui s’applique aussi à d’autres contextes).
Selon nos recherches et nos entretiens, il apparaîtrait donc que les niveaux de rémunérations liés au trafic de drogue restent en vérité assez flous et souvent de l’ordre du fantasme, en tout cas au niveau de la cité – ceci ne veut pas dire que le trafic de drogue ne génère pas des revenus importants, mais ceux-ci sont surtout associés avec les hautes sphères du crime organisé, comme l’ont par exemple documenté Jean-Louis Briquet et Gilles Favarel-Garrigues.
Qu’est-ce qu’un règlement de compte ?
S’il existe des éléments de contradictions et de confusion autour des discours concernant les rémunérations associées avec le trafic de drogue, ils sont encore plus importants concernant d’autres notions associées avec celui-ci, comme celle du «règlement de compte», largement relayée par les médias pour parler des homicides liés au trafic de drogue à Marseille.
Si l’expression n’a aucun statut juridique formel, elle n’en est pas moins utilisée, notamment par la police ou les institutions publiques, pour décrire une grande partie des homicides liés au trafic de drogue qui ont lieu dans cité phocéenne ou ailleurs. À Marseille, on dénombre chaque année entre 20 et 30 règlements de compte par an depuis 2015, avec un pic exceptionnel de 49 morts en 2023.
La logique sous-jacente du «règlement de compte» est de distinguer les meurtres liés aux dynamiques internes du trafic de drogue – par exemple pour des questions de conflits d’ordre financiers ou de contrôle du marché – de meurtres qui seraient plus d’ordre interpersonnel ou accidentel.
Les médias parlent clairement beaucoup moins de ces derniers, préférant plutôt établir des décomptes annuels du nombre croissant de règlements de compte à Marseille.
Mais décrire un homicide systématiquement comme un «règlement de compte» est épistémologiquement problématique, car il décontextualise cette violence, limitant sa cause et ses conséquences au seul trafic de drogue et aux personnes directement impliquées, c’est-à-dire à un conflit entre la victime et son meurtrier.
En réalité, les dynamiques et les motivations qui sous-tendent la violence liée au trafic de drogue ont souvent d’autres dimensions, et trouvent leurs origines dans un contexte plus large qui reste méconnu.
Comprendre les logiques de la violence
Prenons par exemple le conflit violent survenu à Félix-Pyat en 2017 impliquant la mort d’un trafiquant local, tué par d’autres trafiquants de la cité. À priori, ce meurtre correspondrait très bien à la notion d’un règlement de compte, c’est-à-dire une tuerie entre dealers pour le contrôle du trafic dans la cité. C’est effectivement ce qui a été rapporté dans les médias à l’époque.
Mais même si ces éléments étaient factuels, parler de ce meurtre uniquement en termes de règlement de compte est réducteur et masque certains facteurs significatifs, historiques, communautaires ou démographiques. Le fait notamment que la victime était d’origine maghrébine et que ses assassins étaient Comoriens. Aucun média ne l’a mentionné, or c’est capital si l’on veut comprendre les logiques de cette violence.
L’assassinat peut être lié à un moment critique de transition dans l’organisation du trafic de drogue à Félix-Pyat. Ce dernier était jusque-là dominé par un groupe de Maghrébins qui cantonnait les Comoriens à des tâches subalternes, en les maltraitant au passage. Suite à l’assassinat du trafiquant maghrébin, c’est un groupe de Comoriens qui a pris les commandes du trafic local.
Ce basculement peut être associé à des évolutions démographiques plus larges, et plus particulièrement à la minorisation de la population maghrébine de Félix-Pyat suite à une importante vague migratoire comorienne dans les années 1990 et 2000.
Reportage LCP sur la diaspora comorienne à Marseille.
Ceci a conduit à des tensions raciales dans la cité, qui ont certainement contribué au cycle de violences débouchant sur le meurtre, et dont on retrouve trace lors d’entretiens que nous avons effectués.
Les discours, tant de ceux impliqués dans le trafic que de nombreux habitants du quartier, expliquaient le meurtre comme une vengeance des «esclaves noirs» contre les «esclavagistes arabes», reprenant une rhétorique historique et racialisée symboliquement puissante.
Ce meurtre montre ainsi que les causes de ce genre de violence débordent souvent les seuls enjeux du trafic de drogue et qu’ils peuvent être liés à une histoire et à des dynamiques locales particulières.
Cette contextualisation est d’autant plus importante quand on considère la réponse policière à ces meurtres. La stratégie dite de «pilonnage» notamment qui, comme l’indiquait un article récent, consiste principalement à « taper de façon massive et répétée sur les endroits les plus problématiques pour effriter les points de deals et les réseaux de trafiquants » ne prend pas forcément en compte ces éléments contextuels.
Contrôle d’un scooter, 2010. Photo d’illustration. Philippe Pujol/Flickr, CC BY-NC-ND
Comme le relèvent les chercheurs Michel Peraldi et Claire Duport, ces interventions policières s’inscrivent dans un champ d’action limitée, celui du «harcèlement policier et judiciaire» uniquement des individus perçus comme directement associés avec le trafic de la drogue. Une compréhension plus large des enjeux démographiques et historiques pourrait peut-être permettre de mettre en place des mesures plus efficaces – et pas uniquement répressives – pour lutter contre et pallier les effets du trafic de la drogue.
Des morts imbriquées dans des dynamiques plus larges
La violence liée au trafic de la drogue est également indissociable de la vie sociale de la cité, dans la mesure où un trafiquant de drogue assassiné dans un règlement de compte est toujours le fils, l’ami, l’amant, le voisin ou une connaissance de quelqu’un. Autant de perspectives qui nourrissent un récit plus complexe que celui généralement rendu public et qui permettent aussi de mieux comprendre la place et les conséquences du trafic et de sa violence dans la cité.
Prenons par exemple un deuxième homicide qui a eu lieu à Félix-Pyat en février 2022, lorsque nous étions sur le terrain. La victime était un jeune homme de 23 ans. Selon les médias et la police, il était «connu des forces de l’ordre», laissant ainsi entendre que cette mort était probablement un règlement de compte on ne peut plus «classique».
Dans la cité, par contre, de nombreuses rumeurs contradictoires ont circulé. Si aucune de celles-ci ne remettait en cause le fait que la victime ait été impliquée dans le trafic de drogue, il a été dit que les causes de sa mort étaient toutes autres, et que le jeune homme aurait «mal regardé» ou «mal parlé» à quelqu’un, qu’il aurait fait de l’œil à la femme d’un d’autre, qu’il devait de l’argent ou encore qu’il était au centre d’un conflit familial.
Nous ne savons pas ce qui est vrai ou pas, mais le fait qu’il y ait eu de multiples rumeurs est significatif, car cela suggère, comme dans le cas du meurtre qui a eu lieu à Félix-Pyat en 2017, que cette mort était potentiellement au cœur de dynamiques plus larges que des conflits d’intérêts internes au trafic de drogue.
Il ne s’agit pas juste d’un problème d’ordre conceptuel ou de représentation. Une expression telle que la notion du «règlement de compte» – ou bien aussi celle plus récente de «narchomicide» – finit par conditionner la manière dont on traite la violence.
La couverture médiatique des règlements de compte contribue en particulier à déshumaniser les protagonistes de ces violences, les qualifiant en général uniquement de personnes «connues des services de police», «connues pour des délits liés aux stupéfiants», ou bien «connues pour des faits de trafic de drogue».
Réduire ainsi tant les auteurs et victimes d’un règlement de compte ou narchomicide à leur seul statut de criminel récidiviste conditionne non seulement la réponse des autorités publiques au trafic de la drogue mais aussi la réception émotionnelle et morale de cette violence, empêchant en particulier de comprendre comment cette violence peut émerger et les conséquences profondes qu’elle peut avoir.
Une ambiance changée
En mai 2023, nous sommes retournés à Félix-Pyat après quelques mois d’absence. La cité était en deuil, car trois jeunes avaient été assassinés dans leur voiture à la sortie d’une boite de nuit. Les médias ont présenté l’affaire comme un règlement de compte, soulignant en particulier:
«Parmi les occupants de la voiture (visée) trois étaient connus des services de police pour trafic de stupéfiants et sont originaires d’une cité qui est connue pour les trafics de stupéfiants, la cité Félix-Pyat.»
Il y avait en fait cinq personnes dans la voiture, et d’après les habitants de Félix-Pyat avec qui nous en avons parlé, une seule des trois victimes aurait été impliquée dans le trafic.
Cependant, tous «étaient des gens que tout le monde connaissait». Des centaines de personnes de la cité sont allées à leurs prières funéraires, et encore plus ont circulé sans discriminer entre les appartements des familles des trois défunts afin de leur présenter leurs condoléances, et en particulier aux mères, «qui sont celles qui souffrent le plus de la violence», comme nous a dit Nadia lors d’un entretien.
«Tu pourrais mourir juste parce que tu sors acheter du pain…»
Mais au-delà du choc, l’ambiance dans la cité nous a semblé particulièrement pesante en mai 2023, en partie parce que ces meurtres ont eu lieu durant une période de six mois de violence accrue à Félix-Pyat.
De multiples attaques perpétrées depuis des voitures en marche par des personnes extérieures à la cité avaient notamment eu lieu, faisant plusieurs dizaines de blessés, dont beaucoup de victimes «collatérales» qui n’étaient pas liées au trafic de drogue.
Les habitants du quartier liaient cette nouvelle violence indiscriminée à une guerre entre deux réseaux du trafic de drogue opérant au niveau de la ville de Marseille tout entière et avec des ramifications internationales. Ils n’en comprenaient pas la logique car elle n’était plus locale, dépassant le cadre de la cité, ce qui générait une énorme peur.
Les habitants de la cité se voyaient comme les victimes d’enjeux qui les dépassaient totalement:
«Avant la personne qui mourrait était la personne qui était visée, c’était normal. Maintenant il n’y a plus de logique…» nous dit Aamira, une habitante de longue date.
Fatima, pour sa part, renchérit :
«On a tous peur, tu t’imagines, tu pourrais mourir juste parce que tu sors acheter du pain… »
Face à cette violence imprévisible et d’origine externe, la réponse des habitants a donc été de mettre en avant les liens sociaux et la solidarité au sein de la communauté, et de commémorer les trois jeunes morts. Cette réaction collective démontre bien à quel point les effets de la violence du trafic de la drogue vont au-delà de celui-ci, et comment ils affectent la communauté locale tout entière.
Sans une compréhension plus globale du contexte et des conséquences sociales et culturelles de cette violence et de la façon dont elle se structure, nous ne pourrons pas développer d’outils efficaces pour la contrer. Et limiter ses effets.
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Source: cet article a été publié le 12 mars 2024 dans The Conversation France. Retrouvez la version originale ici >
Dennis Rodgers est professeur d’anthropologie et de sociologie au Geneva Graduate Institute et responsable du projet «Gangs, Gangsters, and Ganglands: Towards a Global Comparative Ethnography» (GANGS) financé par le Conseil européen de la recherche.
Steffen Bo Jensen est professeur au Department of Politics and Society de l’Université d’Aalborg au Danemark et chercheur à DIGNITY – Danish Institute against Torture.
Le Geneva Graduate Institute est membre de The Conversation France. Les enseignant·es et les chercheur·es – y compris les doctorant·es et postdoctorant·es – qui souhaitent promouvoir leurs recherches par le biais de The Conversation peuvent simplement s’inscrire en tant qu’auteur·e et proposer une idée d’article. Il leur est également possible de contacter Marc Galvin au Bureau de la recherche.
Image en tête de l’article: Commissariat de Félix-Pyat, Marseille, 3e arrondissement, 2010. Philippe Pujol/Flickr, CC BY-NC-SA 2.0 DEED.