news
Alumni
08 September 2010

L'homme le plus influent de Suisse

Courage et intégrité résument le président de la BNS et Alumnus Philipp Hildebrand, dompteur intrépide des grandes banques.

Il a été contacté début 2008 pour reprendre la présidence de l’UBS, après le départ chahuté de Marcel Ospel. Mais il n’était pas intéressé. Le 15 février 2008, il coupe court aux rumeurs: «Je veux poursuivre mes activités à la BNS avec ma conviction profonde et toute mon énergie.» Philipp Hildebrand a un caractère d’acier. Cela explique peut-être pourquoi cet ambitieux Lucernois a accédé dix mois plus tard, à seulement 46 ans, à la présidence de la Banque nationale suisse (BNS). L’ex-champion de natation, qui a failli se qualifier pour les JO de 1984, jouit d’une grande stature, au propre comme au figuré. Il est l’une de ces personnalités respectées à la fois par le monde politique et le monde bancaire, car les compétences qui lui auraient permis d’être un salarié à huit chiffres dans une banque ou un hedge fund, il choisit de les mettre au service de la réglementation. Une tâche difficile et souvent impopulaire qui lui vaut aujourd’hui de fortes pressions des milieux bancaires et financiers, bien décidés à lui rendre la partie difficile.


Ses qualités ont rapidement fait de lui la coqueluche de la presse, tant alémanique que romande. Mais Philipp Hildebrand se méfie de toute starisation. Rien ne doit le distraire de son objectif. Le 16 juin dernier, après s’être laissé photographier avec quelque réticence par Bilan pour cette édition, il déclare lors d’un dîner de presse: «Nous ne sommes pas des stars, mais plutôt des technocrates.» Il s’explique: «C’est dans la nature des banques centrales de travailler dans les coulisses et de ne pas multiplier les interviews. C’est là l’aspect un peu technocratique de notre travail. Cela dit, nous avons besoin des médias pour expliquer périodiquement la politique de la BNS aux citoyens et aux marchés financiers.» L’indépendance, insiste-t-il, «est – et doit rester – notre vertu cardinale».


L’homme de la situation
L’intégrité qui caractérise le banquier central est devenue synonyme d’une BNS intransigeante face au risque de dérapages spéculatifs des grandes banques. Ayant travaillé chez le hedge fund Moore Capital à Londres et à New York, puis à Vontobel à Zurich, avant d’intégrer le comité exécutif de l’Union Bancaire Privée (UPB) à Genève, il ne se laisse pas impressionner par la finance sophistiquée. Les stratégies de négoce complexes propres aux banques d’affaires et aux fonds alternatifs n’ont pas de secrets pour lui, et il en voit clairement les limites. En novembre 2006 déjà, alors qu’il est vice-président sous Jean-Pierre Roth, Philipp Hildebrand déclare à Bilan: «L’expérience nous montre qu’il y a toujours des événements inattendus auxquels on devra faire face.» On est alors huit mois avant la crise. Le 14 juin 2007, un mois avant l’effondrement des marchés, il note avec inquiétude que «les deux grandes banques ont sensiblement accru leur appétence pour les risques», avertissant que «les portefeuilles destinés au négoce ont doublé depuis 2003, à plus de 1000 milliards de francs», et qu’«une perte de 2% à 3% de la somme du bilan des grandes banques suffirait à absorber la totalité des fonds propres». C’est exactement ce que vivra l’UBS les mois suivants. Par la même occasion, il mettait en doute les modèles d’évaluation des risques des banques, notant qu’ils estiment la valeur des titres selon leur prix théorique et non leur prix de marché. Là aussi, ce problème allait jaillir au cœur des pertes de 60 milliards de l’UBS et de la débâcle historique de Wall Street.


A l’été 2007, quand la crise se déclare, Philipp Hildebrand, alors responsable de la stabilité financière au sein de la BNS, est l’homme de la situation. Il est l’un des très rares au niveau suisse, avec son coéquipier Thomas Jordan, à comprendre les risques complexes liés aux dérivés de crédits hypothécaires américains à risque (subprimes). Il devient alors un moteur de la réforme réglementaire en matière de risques bancaires, à l’échelle suisse et internationale.


«Monsieur Risque»
D’ailleurs, la BNS avait des raisons évidentes de s’impliquer activement dans cette réforme: fin 2007, le bilan de l’UBS atteignait 20 fois celui de la Banque nationale, censée la renflouer en cas de faillite! Il fallait donc repenser drastiquement les exigences de capital d’un géant qui allait perdre, entre juillet 2007 et avril 2008, le dixième du PIB de la Suisse. Mi-juin 2008, Philipp Hildebrand suggère que la situation n’est pas tenable et convainc la Commission fédérale des banques (l’actuelle Finma), de remettre au goût du jour une mesure de risque longtemps oubliée: le rapport entre les fonds propres et la somme du bilan, ou leverage ratio.


Si on les examinait sous ce critère fin 2007, les banques suisses se retrouvaient les moins bien capitalisées du monde. A l’UBS, les fonds propres ne représentaient que 1,6% du total des actifs. Autrement dit, elle investissait 60 fois ses fonds propres. C’était l’effet de levier le plus élevé du secteur bancaire mondial. Même chez Credit Suisse, les fonds propres pesaient 2,3% des actifs totaux. Ces dangers expliquent pourquoi Philipp Hildebrand a défendu, dès 2005-2006 déjà, le retour au ratio fonds propres/total des actifs. Mais les responsables de la division gestion des risques de la CFB ont balayé l’idée, estimant cette mesure archaïque. Leur proximité de vues avec l’UBS et la forte influence de cette dernière sur la CFB n’y étaient pas étrangères. Les grandes banques privilégiaient alors la mesure des «actifs pondérés des risques». Ce critère faisait apparaître les banques suisses sous un jour bien plus flatteur, donnant l’impression qu’elles étaient mieux capitalisées que leurs rivales étrangères. Mais cette mesure, qui a l’avantage de coûter bien moins cher en fonds propres que le leverage ratio, a fait la preuve de son échec en accordant un poids plume à des risques faussement considérés comme sûrs. Philipp Hildebrand, en vrai «Monsieur Risque», a été l’un des rares responsables à ne pas s’être laissé tromper par cet artifice. Si la CFB avait écouté la Banque centrale assez tôt, l’UBS n’aurait pu accumuler tant de risques sans que cela n’apparaisse sous un jour beaucoup plus évident. C’est au fil de ces événements que Philipp Hildebrand a pu asseoir sa crédibilité. Aujourd’hui, le Parti socialiste suisse réclame que l’institut partage les prérogatives de surveillance avec la Finma. «Il existe une lacune dans la réglementation fédérale, explique Christian Levrat. La Finma est chargée de la surveillance, mais pas sous l’angle du risque systémique. La BNS surveille le risque systémique, mais pas les banques. Nous avons là un attelage boiteux et il faut que la BNS obtienne plus de prérogatives.»



Du Suisse à l’International  Philipp Hildebrand a secondé le président Jean-Pierre Roth, lui aussi Alumnus de l’Institut, pendant 7 ans, avant de lui succéder début 2010. Avec la crise, il a gagné en renommée internationale.


«Une banque doit pouvoir faire faillite»
Le succès de la BNS est tangible dès juin 2008. Les résistances tombent à la CFB, après la seconde recapitalisation de l’UBS, et fin 2008, l’autorité de surveillance introduit des directives imposant aux deux grandes banques l’augmentation des fonds propres et de leur qualité, ainsi que l’exigence d’un leverage ratio de 5% d’ici à 2013. En avril 2009, une réforme complète du régime de liquidités est adoptée. Mais pour Philipp Hildebrand, tout reste à faire: en juin 2010, il observe que «la somme des bilans des deux grandes banques, même après réduction, atteint plus de quatre fois le PIB». En outre, il plaide avec insistance pour que la législation soit adaptée de manière à ce que les banques puissent faire faillite. «Aucune solution n’a été trouvée au problème too big to fail. Cela est grave. Une banque doit pouvoir faire faillite. Toutes les entreprises suisses font faillite sans que l’Etat ne leur vienne en aide», a-t-il déclaré le 11 juin à Genève, dans une défense éloquente du système de marché. «Demain, conclut-il, il faut permettre la liquidation ordonnée d’un établissement.» L’International Institute of Finance, qui s’est réuni en juin à Vienne, «a confirmé ce principe», souligne-t-il. Au fil des mois, la relation entre Philipp Hildebrand et les deux grandes banques devient plus tendue. Le banquier central attend de la commission d’experts mandatés par la Confédération qu’elle confirme, dans son rapport final, qui sera publié en août prochain, les mesures de fonds propres et de liquidités qu’ont fait mine d’accepter les grandes banques à mi-parcours. Mais rien n’est gagné pour Philipp Hildebrand. «Les mêmes qui ont approuvé les mesures font un lobbying intense pour faire marche arrière», témoigne Christian Levrat. Le président du Parti socialiste est l’un des principaux supporters de ces mesures et suit les événements de près. «Ce que les banques veulent, dénonce-t-il, c’est Bâle III. Rien de plus.» Or la Finma ne dispose pas de base légale pour exiger davantage que les ratios réglementaires imposés par les accords de Bâle.


Philipp Hildebrand ne nie pas que les nouvelles réglementations sont propres à affecter les modèles d’affaires et la stratégie des grandes banques, et qu’elles rendront moins profitables les activités de négoce. Néanmoins, il n’est pas insensible aux arguments des banques. Conscient qu’il ne s’agit pas de rendre les seules banques suisses moins compétitives, il a toujours souligné l’importance de voir ces réformes conduites au plan mondial. Sa stratégie s’appuie donc sur la recherche d’un consensus international dans les domaines des fonds propres, de la liquidité et des mesures anti-too big to fail. En sa faveur, l’évolution internationale, notamment au sein du Financial Stability Board, tend vers la même direction. Par ailleurs, la réglementation du marché opaque des dérivés, ainsi que les restrictions du négoce pour compte propre, qu’il défend, font partie du projet de loi en cours de discussion aux Etats-Unis. C’est en mettant le poids des instances internationales de son côté que Philipp Hildebrand ôtera aux banques suisses l’argument selon lequel il tue leur compétitivité. L’homme fort de la BNS parviendra-t-il à imposer sa vision? Une chose est sûre: s’il devait y perdre des plumes, il ne perdra pas sa crédibilité.


Par Myret Zaki, Bilan, 30 juin 2010