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Alumni
01 September 2010

Les effets socioéconomiques de l'afflux de touristes

Pour beaucoup de pays en développement, le tourisme de masse constitue la principale industrie en devenir. Mais dans le sillage des vacanciers et des investisseurs, le développement espéré n'est pas toujours au rendez-vous. Notre Alumnus Cédric Guigon (Mdev 2009) a voulu comprendre pourquoi.

Ce voyageur dans l'âme s'est penché sur le cœur de l'Empire inca, découvert sac à dos il y a quelques années. Cuzco, la Vallée Sacrée et le sanctuaire du Machu Picchu – highlights incontournables de l'Amérique latine – attirent chaque année près d'un million de personnes vers le sud du Pérou. Un étranger sur deux posant le pied sur le sol national s'arrêtera dans l'ancienne capitale des Incas. Sans pouvoir en imaginer les conséquences pour ses hôtes.

D'où vient votre questionnement sur l'impact du tourisme sur le développement?
Cédric Guigon: Dans les pays industrialisés, le tourisme a pris une ampleur considérable. Pratiquement une personne sur deux voyage. Cela doit tous nous interroger et pose la question de la responsabilité. Quel impact une telle migration a-telle sur ceux qui nous accueillent? A qui profitent les retombées... quand il y en a? Qui paie les pots cassés? En arrivant pour la première fois à Cuzco, il y a cinq ans, j'ai été frappé par la propreté, l'ordre et la sécurité qui règnent dans le centre historique. Je me croyais en Suisse! Il y avait un côté irréel. J'ai donc essayé d'explorer la réalité de Cuzco, de voir ce que la plupart des 900 000 personnes qui y passent chaque année ne voient pas. Or, faites 500 mètres à partir de la place d'Armes (coeur de la ville historique, ndlr) dans n'importe quelle direction et vous entrez dans un autre monde: l'eau et l'électricité sont sans cesse coupées, les égouts refluent, les déchets s'amoncellent, les policiers disparaissent... D'où la question légitime: à qui profitent les centaines de francs dépensés lors de notre passage?

Avez-vous trouvé une réponse?
Oui et non, ce n'est pas simple... Globalement, on constate une concentration des services aux abords des lieux touristiques qui a pour conséquence secondaire leur déconcentration dans la périphérie... En d'autres mots, tout le monde veut être au centre, où le prix de vente se multiplie par huit en moyenne à Cuzco. Or, ces lieux sont dominés par des entreprises étrangères. Soit parce qu'elles ont obtenu des concessions, soit car les petites entreprises locales n'ont pu régater. Il faut savoir qu'une loi datant du gouvernement néolibéral d'Alberto Fujimori exonère les entreprises étrangères qui investissent au moins 5 millions de dollars. Et ce jusqu'à récupération du capital... Si cette politique a bien attiré des investissements pour la construction d'infrastructures... celles-ci se concentrent uniquement là où c'est le plus rentable. Cette absence de régulation est encore renforcée par la forte centralisation fiscale péruvienne. La municipalité et la région n'ont pas les moyens de lutter contre cette concentration.

Que rapporte aux Péruviens un monopole privé tel que le train qui relie Cuzco au Machu Picchu?
En fait, on n’en sait rien. Ce qui est sûr, c'est que les bénéfices d'exploitation vont au consortium anglo-chilien PeruRail puisqu'il est exonéré d'impôts. Pour le reste, impossible de savoir que deviennent les quelque 100 dollars payés par chaque touriste empruntant le train! Tout ce qui touche aux grandes attractions touristiques péruviennes, comme c'est le cas du Machu Picchu, relève à l'Etat, de l'Institut national de la culture, une organisation très critiquée et obscure. On parle de corruption sans pouvoir le prouver... Lorsque j'ai voulu m'y intéresser, on me l'a vivement déconseillé...

Que reste-t-il aux entreprises péruviennes?
Dans la Vallée Sacrée et à Cuzco, elles ne représentent plus que 20% à 25% du secteur. Ce sont de toutes petites sociétés qui se partagent les touristes indépendants, les routards. Le tourisme organisé, lui, ne profite qu'aux grosses exploitations en mains étrangères et, marginalement, au secteur informel, essentiellement les vendeurs des rues. La sélection ne semble d'ailleurs pas terminée. La pression du foncier provoque une forte rotation des petites boutiques; tous les deux-trois ans, elles changent de mains et le plus souvent échoient à des entreprises à plus fort capital.

Mais globalement, l'activité économique s'accroît et, avec elle, les possibilités d'emploi...
En effet. Mais la plupart des emplois créés sont destinés à une catégorie précise de travailleurs très bien formés. A l'université de Cuzco, la branche la plus courue est celle de guide, devant l'éducation et le droit! De plus, une partie des employés des grandes entreprises sont importés par elles de Lima ou de l'étranger. Enfin, l'attraction exercée par le tourisme sur les travailleurs de la campagne a engendré un afflux vers Cuzco qui met la pression sur le niveau des salaires et crée des situations de sous-emploi. En fait, les statistiques dévoilent une région de Cuzco plus pauvre et plus inégalitaire que le reste du pays! Qui plus est, la pauvreté monétaire y est plus dure à supporter, du fait du coût de la vie. Géographiquement, cela se traduit par l'exclusion d'une certaine population vers la périphérie où logement et services sont précaires. A Cuzco, l'Indice de développement humain est beaucoup plus bas que la moyenne du Pérou... Pis: il baisse malgré la croissance économique. Il faut aussi relever que cette économie est très fragile, car structurée par le tourisme. On l'a vu en janvier et février lorsque des pluies diluviennes ont rendu inaccessible le Machu Picchu. Beaucoup de petites entreprises n'ont pas survécu... On est face à un paradoxe: bien que les plus pauvres profitent peu de la venue des touristes, ils souffrent énormément de leur raréfaction!

Avez-vous constaté d'autres conséquences qu'économiques?
La pollution et les nuisances sont aussi en augmentation. En ville comme sur les sites, ce qui met en danger ce patrimoine. Pour préserver le Machu Picchu, on estime que le site ne devait pas accueillir plus de 2000 visiteurs quotidiens. Aujourd'hui, on peut atteindre les 10 000! Et les plans de développement tendent à renforcer la pression. Sous prétexte de protéger l'environnement, on projette même de remplacer les bus qui escaladent le site par un téléphérique. Ce qui augmentera encore la capacité d'accès... Lorsque j'ai interrogé le directeur régional du tourisme sur cette contradiction, il m'a répondu que la capacité de charge officielle avait été volontairement sous-évaluée pour attirer l'attention et valoriser le site, en faisant croire que la Machu Picchu était en danger... Ce n'est cependant pas l'avis de l'UNESCO!

Selon vous, à quoi ressemblera la région dans vingt ans?
Si la tendance actuelle devait se maintenir, Cuzco sera un gigantesque hôtel, et tous les sites seront encerclés par des complexes touristiques. C'est le sens du projet de «loi de privatisation du patrimoine culturel». Ce texte prévoit que des hôtels de luxe puissent s'établir dans des bâtiments coloniaux et aux abords immédiats des sites. Voire que ces exploitants privés en expulsent les communautés qui continuent à les sacraliser. Face à ces dangers, les habitants de Cuzco en particulier ne restent pas inactifs. Beaucoup se rendent compte que la ville ne gagne rien avec ce type de développement. D'ailleurs cette loi de privatisation a dû être gelée après des protestations (une grève massive en
2008, ndlr). Mais je ne vois pas le gouvernement y renoncer.

Y a-t-il au Pérou des expériences de tourisme doux, socialement intégré, à l’image de ce qui se pratique dans les communautés indigènes du lac Titicaca en Bolivie?
Oui, mais il se concentre dans la zone de Puno (au nord du lac Titicaca, ndlr). On appelle ça le turismo vivencial: des communautés accueillent des touristes, les font participer à la vie des familles, etc. Dans la région de Cuzco, cela demeure marginal.

Croyez-vous que ce type de tourisme puisse constituer un contre-modèle ou le voyageur est-il condamné à être un poids pour les populations locales?
Si je me suis intéressé au sujet, c’est bien parce que je crois possible un autre tourisme! Il existe des initiatives de ce type, venues d’en bas. Individuellement, le touriste peut déjà sortir des sentiers battus. Mais pour que les changements soient plus globaux, il faudra changer les règles depuis en haut. L’Etat qui a favorisé l’émergence de ces gros monopoles privés doit redistribuer les cartes et les profits.

Mais si tout le monde veut aller au Machu Picchu, les problèmes persisteront...
C’est clair. A terme, le seul espoir de préserver un site comme le Machu Picchu réside dans un changement des attentes du public. Le tourisme est un paradoxe en soi, car il autodétruit sa propre ressource: le succès d’un site est son pire ennemi. La recherche d’un équilibre passe également par un meilleur encadrement du touriste, par sa canalisation. On a pris l’habitude de critiquer le tourisme de groupe. Pourtant, je ne suis pas du tout sûr qu’un voyageur seul s’intègre toujours mieux ou soit davantage sensibilisé aux réalités locales qu’un groupe mené par un bon guide... Je crois beaucoup à la sensibilisation. Quand les gens comprennent leur impact, ils modifient leur comportement.

Y a-t-il des modèles de tourisme canalisé?
Je citerai le Bhoutan qui pratique une limitation par des prix très élevés mais aussi en limitant les itinéraires ouverts aux visiteurs. C’est aussi le cas à Bali qui préserve de grandes zones du tourisme. Mais du coup, la rencontre avec la population devient beaucoup plus difficile. C’est une forme de ségrégation.

Et d’élitisme: la démocratisation du tourisme est-elle condamnée?
Si la raréfaction du pétrole se confirme, le tourisme de longue distance sera très bientôt condamné à un certain élitisme. Le low cost est un phénomène éphémère. Il faudra probablement réapprendre à voyager moins loin. Mais soyons clair: aujourd’hui déjà, le tourisme transnational est principalement l’affaire des riches citoyens du Nord.


Propos recueillis par Benito Perez, Le Courrier, 21 août 2010