Dans sa contribution à notre série de commentaires sur les expériences démocratiques au temps du coronavirus, Jean-Luc Maurer, Professeur affilié au Centre Albert Hirschman sur la démocratie, examine la gestion de la crise en Indonésie et observe que la pandémie met à rude épreuve une démocratie qui était déjà fortement ébranlée.
La pandémie de la Covid-19 qui ravage la planète depuis le début de l’année, a déjà officiellement infecté à la fin du mois de mai près de 6 millions de personnes et fait plus de 360 000 morts dans 196 pays, dont beaucoup ont un bilan réel probablement beaucoup plus lourd. Dans son sillage, elle a non seulement mis à bas l’économie mondiale et plongé les pays affectés dans une récession économique inconnue depuis la grande crise de 1929, gage de graves difficultés sociales dans un avenir proche, mais elle constitue également un sérieux danger pour la démocratie. C’est d’autant plus préoccupant que cette dernière était déjà en régression généralisée depuis quelques années face à la montée d’un national-populisme autoritaire et agressif dans de nombreux pays. On a notamment vu cette tendance se développer rapidement dans les trois plus grands, Chine, Inde et États Unis, mais aussi en Europe, où elle s’est notamment soldée par la sortie de la Grande Bretagne de l’Union Européenne, en Amérique Latine, où le Brésil est menacé par un retour à la dictature, ou au Moyen Orient, où la Turquie rêve de retrouver la grandeur passée de l’Empire Ottoman. Or, partout dans le monde, les mesures prises pour lutter contre la pandémie - que ce soit un confinement plus ou moins complet et rigoureux, l’imposition d’une distanciation physique, du port de masques, de tests généralisés ou l’adoption d’applications de dépistage - ont aussi interrompu la vie parlementaire, politique, sociale et culturelle, fortement entravé la mobilité des gens et porté atteinte aux libertés individuelles. Les régimes les plus autoritaires et les démocraties illibérales en ont évidemment profité pour mettre un terme à une contestation sociale qui durait depuis des mois, comme la Chine à Hong Kong, l’Algérie et le Chili, ou consolider leur pouvoir, comme en Russie, en Hongrie ou en Pologne. Mais les démocraties libérales ne sont pas en reste et n’ont pas hésité, comme l’Italie, la France, l’Espagne et même la Suisse, à imposer des mesures d’urgence liberticides que les citoyens sont bien obligés d’accepter, bon gré mal gré, en espérant que les promesses faites de les lever une fois la pandémie jugulée seront tenues, contrairement à ce qui est hélas souvent le cas en la matière comme le montre l’histoire. Quoiqu’il en soit, cette pandémie met à rude épreuve une démocratie qui était déjà fortement ébranlée et risque bien d’en sortir encore plus affaiblie.
Bien que l’Indonésie n’ait à son habitude guère retenu l’attention des media depuis le début de cette pandémie, continuant ainsi à cultiver son image bien établie de plus méconnu des grands pays de la planète, l’étude de son cas est particulièrement intéressante pour tous ceux qui s’inquiètent de l’avenir de la démocratie au moment où elle est en crise à l’échelle universelle. Ce manque d’intérêt est étonnant envers un pays qui est tout de même le quatrième plus peuplé de la planète, la troisième démocratie du monde en nombre d’électeurs - derrière celles de l’Inde et des États Unis, toutes deux menacées par la montée d’un populisme autoritaire et réactionnaire -, le plus grand pays du monde musulman et sa seule véritable démocratie jusqu’à présent ainsi que la moins imparfaite parmi les dix pays membres de l’ASEAN. En fait, l’Indonésie figure avec le Japon, la Corée du Sud et Taiwan dans le tout petit quartette des pays d’Asie orientale adhérant encore vraiment à la démocratie dans une région où elle n’est guère prisée. Cela mérite de sortir le « grand archipel » de l’ombre dans lequel il est resté cantonné.
Après son indépendance, proclamée en août 1945 mais réellement acquise en décembre 1949, l’Indonésie s’est évertuée sans succès jusqu’en 1958 à faire prendre la greffe d’une démocratie parlementaire d’inspiration occidentale qui s’est accompagnée d’une grande instabilité politique. C’est alors que Sukarno, le père de la nation, imposa un régime présidentiel autoritaire dit de « démocratie dirigée » qui s’est terminé en 1965 par un bain de sang, dans lequel plus d’un demi million de sympathisants communistes ont été atrocement massacrés, et la prise du pouvoir en 1966 par le général Suharto, établissant la dictature de l’ « Ordre Nouveau » qui allait durer plus de trente ans, jusqu’en 1998. C’est d’ailleurs une autre crise majeure, la crise financière asiatique de 1997-98, qui, plongeant l’économie et la société dans un profond marasme et sapant la légitimité d’un pouvoir autoritaire qui ne reposait que sur sa capacité à avoir assuré un indéniable développement économique et social pour le pays, à accouché de la démocratie. Cette dernière, après une phase de transition un peu chaotique qui a vu se succéder trois président(e)s en à peine six ans, va se stabiliser et atteindre une certaine maturité avec l’élection à la présidence en 2004, et pour la première fois au suffrage universel direct, de Soesilo Bambang Yudhoyono (SBY) et sa réélection en 2009 pour un second quinquennat. Commencé dans l’enthousiasme, la décennie que SBY passa à la tête de l’Indonésie se solda par une stabilité économique retrouvée mais aussi par la déception de ce que certains observateurs ont qualifié de « stagnation démocratique ». En 2014, au terme d’une campagne particulièrement dure traduisant la division profonde du pays entre les partisans d’un approfondissement démocratique et les tenants d’un retour à un régime autoritaire, soutenus pas les partis islamistes les plus radicaux, opposés à la libéralisation de la société, c’est un nouveau venu en politique, Joko Widodo (Jokowi), qui fut élu. Petit entrepreneur javanais issu d’un milieu modeste et ayant gagné ses galons comme maire de la ville de Solo puis gouverneur du district de la capitale Jakarta, il l’emporta d’une courte tête devant Prabowo Subianto, membre éminent de l’oligarchie au pouvoir depuis l’indépendance, ex-gendre de Suharto et général déchu, soupçonné d’avoir commis des exactions diverses et variées au cours de sa carrière militaire.
Le soulagement de tous ceux qui craignaient de voir l’Indonésie revenir à ses vieux démons et leur espoir qu’elle s’engage résolument sur la voie d’un approfondissement démocratique fut de courte durée. Dès 2017, Jokowi, renoua hélas avec le tropisme unanimiste habituel de la culture politique indonésienne et composa avec l’oligarchie pour s’assurer le soutien d’une coalition partisane cartellisée et promouvoir son objectif prioritaire d’accélération du développement économique et social. Ce faisant, il négligea ses autres promesses de campagne sur la lutte contre la corruption endémique du pays, le respect de l’état de droit, des droits humains et des libertés individuelles, revêtant les habits d’un néo-développementalisme à tendance autoritaire croissante. Pour combattre l’illibéralisme virulent de ses adversaires politiques des milieux islamistes, il eut en réalité recours à certaines pratiques elles-mêmes illibérales qui résultent dans le fait que son premier mandat se solda par une indéniable régression démocratique. Il sera néanmoins réélu en 2019 face au même adversaire Prabowo par une majorité plus large des électeurs, dont beaucoup le choisirent comme le moins pire des deux candidats. D’emblée, il persiste et signe, laissant la dérive illibérale gagner du terrain pour s’assurer que ses objectifs ambitieux en terme de développement économique et social puissent être atteints avant la fin de son second et dernier mandat. Ainsi confie-t-il plusieurs ministères clefs dans son nouveau cabinet à des personnalités militaires contestées, y compris son archi-rival Prabowo qui est bombardé ministre de la défense ! Il avalise aussi une nouvelle loi qui réduit l’autonomie et affaiblit l’autorité de la commission chargée de la lutte contre la corruption, dont l’action est très populaire au sein de l’opinion publique mais qui est considérée par le pouvoir politique comme un obstacle pour atteindre les objectifs de développement. En outre, il soutient un projet de révision du code pénal qui porterait très gravement atteinte aux libertés individuelles et criminaliserait notamment les relations hors-mariage et pousse avec force un paquet législatif qui vise à simplifier les règles existantes pour attirer les investissements, étrangers incluant une révision de la loi sur le travail qui réduirait drastiquement les droits des travailleurs. Il laisse enfin la liberté d’expression et de la presse continuer à s’éroder. L’arrivée de la Covid-19 va encore renforcer cette dérive illibérale.
Comme dans la plupart des pays du monde, l’irruption de cette pandémie a été gérée de manière improvisée et critiquable. Mais l’Indonésie s’est illustrée en la matière. D’abord, le président Jokowi a longtemps adopté une posture de déni. Il proposa même encore vers fin février de libérer des fonds pour stimuler le secteur touristique, vital pour l’économie nationale, afin d’attirer les touristes internationaux vers un pays « libre du virus », alors que ses voisins les plus proches comme Singapour et la Malaisie, où vivent de nombreux travailleurs indonésiens immigrés, étaient déjà affectés. Puis, prenant enfin conscience de la gravité du problème, il va commencer à prendre des mesures peu cohérentes, proclamant à la mi-mars un état d’urgence qui lui permet de gouverner par décret mais déléguant la responsabilité de la gestion de la crise à une agence gouvernementales aux prérogatives mal définies et contestées. Cette dernière entre rapidement en conflit avec les autorités des provinces les plus touchées, la mégapole de Jakarta, avec ses 30 millions d’habitants, ou Java-Ouest, dont les gouverneurs, tous deux plus proches et conscients du danger, imposent des mesures de confinement partiel plus rigoureuses que celles fixées par le gouvernement central. Elles sont toutefois largement illusoires dans un pays ou 70% de la population active travaille dans le secteur informel et où les gens doivent bien sortir pour travailler et gagner leur bol de riz quotidien. Bien qu’il ne s’exprime heureusement pas, politesse javanaise, oblige en termes aussi crus et souvent abjects que Trump, Bolsonaro ou Duterte, ces tergiversations de la part de Jokowi montrent bien qu’il continue à donner, comme eux, la priorité à la santé de l’économie par rapport à celle de la population. Cela correspond à son programme présidentiel quinquennal dans lequel il affichait l’ambition d’augmenter la croissance économique des 5%, où elle stagne depuis dix ans, à 7 ou 8% d’ici la fin de son mandat en 2024. Or en avril, les oracles prévoient déjà qu’elle va s’effondrer à 1 ou 2% en 2020 et que le pays pourrait même rentrer en récession. Sur le plan social, la pauvreté, qui venait enfin de tomber sous la barre des 10% en 2019, pourrait faire un grand bond en arrière de dix ans et remonter à 12 ou 13%, son niveau de 2009. Ce qui est sûr, c’est que plus de 2 millions de personnes auraient déjà perdu leur emploi, venant grossier les rangs d’un chômage qui était en diminution, et que l’on parle de pénuries alimentaires pour les plus démunis. Des mesures de « distanciation sociale à grande échelle » ont enfin été imposées fin avril, alors que l’Indonésie rentrait dans le mois du ramadan, mais elles sont impossibles à faire respecter dans un pays aussi densément peuplé, surtout à Java, l’île centrale la plus contaminée et la plus peuplée, qui compte plus de 150 millions d’habitants, près de 1200 par kilomètre carré ! Dans la perspective de la fin du jeûne et du lebaran (idul fitri) de fin mai, le président s’est même résolu à demander à la population de renoncer au traditionnel exode (mudik), où des dizaines de millions d’Indonésiens rentrent dans leur famille pour fêter l’ouverture du jeune et prendre leurs vacances annuelles. Il leur a recommandé d’avoir la sagesse de rester à leur domicile… et d’y prier encore plus fort pour que le virus disparaisse ! Mais il a continué en même temps à procéder à une militarisation accrue de la gestion de la pandémie et une répression accrue s’est abattue sur les voix critiques de la stratégie erratique suivie.
Fin mai, le bilan officiel dépasse les 25 000 personnes contaminées et les 1 500 morts, mais, selon la plupart des sources bien informées et fiables, il est beaucoup plus élevé. La situation est d’autant plus préoccupante que le plateau de la pandémie ne semble pas avoir été atteint et que le système de santé n’est pas en mesure de faire face à son éventuelle accélération, surtout dans les provinces les plus reculées et pauvres de l’archipel. Malgré cela et le fait que les mesures de distanciation physique continuent à être peu respectées, Jokowi, pressé de relancer la machine économique et redoutant la montée du mécontentement social, vient d’annoncer que le pays devait commencer a retrouver une « nouvelle normalité » dès début juin. La vie politique et parlementaire, pratiquement mise à l’arrêt par l’adoption de l’état d’urgence, devrait donc reprendre progressivement son fil. Toutefois, le président vient encore de décider par décret que les élections locales, prévues pour le mois de septembre, seraient repoussées à décembre. Face à tout cela, de nombreux indonésiens sont inquiets à la perspective de voir leur pays émerger de la crise de la Covid-19 avec une démocratie encore plus altérée qu’elle ne l’était avant d’y entrer. Ils craignent que l’épisode ne se solde par l’aggravation d’un processus de régression démocratique vers un régime présidentiel à l’illibéralisme plus marqué. Ils redoutent que Jokowi ne laisse le pouvoir en 2024 à un successeur aux tendances national-populistes encore plus autoritaires que lui comme Prabowo, qui n’hésiterait pas à ramener le pays vers les vieux démons de l’Ordre Nouveau de Suharto dont il fut l’un des pires sbires et dont il est nostalgique.
Cet article a été écrit pour la série de commentaires du Centre Albert Hirschman sur la démocratie et pour le blog du Cercle Germaine De Staël à Genève.
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Crédit photographique: onyengradar, Shutterstock. La police et l’armée effectuent une opération conjointe pour lutter contre le coronavirus à Batang, Indonésie, 6 mai 2020