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21 September 2010

Entretien avec le Professeur Pierre Lalive

Une longue et riche carrière de professeur de droit et de praticien Pierre Lalive, Associé, Lalive ; avocat, arbitre et expert.

Le professeur Pierre Lalive est l’un des spécialistes les plus reconnus en contentieux international, avec plus de cinquante années d’expérience en droit international et en arbitrage. Il est intervenu dans des centaines d’arbitrages ad hoc ou conduits selon les règlements de toutes les institutions majeures d’arbitrage ou de règlement des conflits, en qualité de conseil ou d’arbitre. Une partie importante de sa pratique relève des conflits interétatiques, y compris devant la Cour internationale de justice de La Haye, ou entre investisseurs et Etats. Il a par ailleurs occupé de nombreuses positions académiques en Suisse, notamment à l’Institut, et à l’étranger. Il est l’auteur de plus de deux cents publications, principalement en matière de droit international public et privé, droit du commerce international, arbitrage et droit de l’art.

 

A l’issue d’une longue et riche carrière, quelle est l’importance du droit international privé dans la formation des juristes qui exerceront dans le domaine des relations internationales ?

Cette importance reste grande à plusieurs titres : par sa valeur formatrice (le droit international privé doit être compris au sens large et ne se limite plus, depuis longtemps, aux conflits de lois ou de juridictions), par l’ouverture d’esprit qu’il implique sur l’« autre », sur le pluralisme juridique et politique, par l’esprit « comparatiste » qu’il implique. En outre, droit international et droit international privé (deux termes équivoques et misleading) sont plus proches aujourd’hui que jamais.

La coupure entre le droit privé et le droit public reste fondamentale et largement justifiée dans de nombreux systèmes juridiques internes. Vous semble-t-elle également justifiée dans le domaine des relations internationales ?

La réponse est non ! Cette « coupure », du reste ignorée de certains systèmes nationaux, est scientifiquement discutable, comme l’a constaté l’Institut de droit international en 1975 (Annuaire, Wiesbaden, p. 550), et de toute façon relative et mal adaptée aux besoins actuels de la « société internationale ». Encore « fondamentale » dans l’enseignement juridique supérieur dans certains pays comme la France, elle est peu importante en Suisse.

Soit dit en passant, cette situation a pour moi joué un rôle positif en m’amenant à approfondir parallèlement DIPU et DIP (et être le collaborateur à la fois des professeurs Maurice Bourquin et Georges Sauser-Hall à la Faculté de droit).

Vous avez étudié à l’Université de Cambridge et connaissez très bien les systèmes juridiques de « common law ». L’enseignement du droit comparé vous paraît-il également une composante fondamentale dans le domaine des relations internationales ?

L’enseignement du droit comparé me paraît à tout le moins une composante utile, d’autant que bien des pays ont une vision des relations internationales (et du DIPU) qui est influencée, plus ou moins fortement, par leurs conceptions juridiques nationales.

Quant à Cambridge, je m’y étais rendu (grâce à une bourse du British Council), en tant que research student pour travailler avec Sir Hersch Lauterpacht. Mais la chance de pouvoir m’initier à la common law m’a fait « bifurquer » vers le droit international privé et le droit comparé.

De quelle autre façon les juristes doivent-ils et peuvent-ils développer leur compréhension des cultures, notamment juridiques, autres que les leurs ?

La meilleure façon me paraît être d’aller poursuivre ses études dans un ou plusieurs pays étrangers. Cela pour compléter et nuancer la formation de base qui – assez paradoxalement en notre époque de mondialisation – est fondée sur des programmes essentiellement « nationaux ». Une autre manière consiste à acquérir au moins les capacités linguistiques propres à la lecture d’ouvrages en langues étrangères.

Votre nom demeure attaché au plaidoyer en faveur d’un ordre public réellement international, parfois appelé transnational. Etes-vous toujours attaché à cette notion et pensez-vous que les conditions de son acceptation et de son succès sont meilleures aujourd’hui qu’à l’époque de vos écrits sur cette question ?

Au Congrès de l’ICCA à New York en 1986, j’avais présenté un rapport concluant, bien qu’avec une certaine prudence, à l’existence et à l’utilité d’une notion d’ordre public « transnational », distincte des notions traditionnelles d’OP du droit interne et du droit international privé étatique (donc national). En reprenant la question naguère, j’ai constaté avec plaisir l’évolution favorable survenue depuis en divers pays, par exemple dans les jurisprudences anglaise, française et suisse (v. p. ex. l’arrêt Kuwaiti Airways v. Iraqi Airways de la House of Lords, ou la sentence World Duty Free Services v. Kenya d’un tribunal arbitral présidé par G. Guillaume). Ma réponse à votre question est donc nettement positive. Et cela d’autant plus qu’il est permis de discerner aujourd’hui, avec l’évolution du droit international et l’importance de ses nouvelles sources, non étatiques, bien des analogies entre OP transnational et jus cogens (cf. les écrits de Jean-Marie Dupuy)1 .

On se réfère beaucoup à la morale et à l’éthique dans les relations économiques internationales. Pensez-vous qu’il y ait là une sorte de démission du droit ou celui-ci peut-il au contraire sortir renforcé de son contact avec ces impératifs qui lui sont normalement, au moins partiellement, extérieurs ?

Le droit est traditionnellement considéré comme consacrant le minimum moral jugé nécessaire à un moment donné par une société donnée. Et il est admis aussi qu’une société prétendant imposer par la loi toutes les exigences de la morale serait totalitaire et tyrannique. Je ne vois donc aucune « démission » du droit dans le phénomène que vous citez. Si l’on se réfère beaucoup, dans les relations économiques internationales, à la morale et à l’éthique – mieux vaut tard que jamais ! N’est-il pas temps d’approfondir notre réflexion critique de la pensée utilitariste et du système capitaliste qui « en constitue la manifestation la plus aboutie » ?2 Dans ce contexte, on pense à la revendication de l’opinion publique, en de nombreux pays dont la Suisse et les Etats-Unis, tendant à la « régulation » de l’activité financière et bancaire, et à la résistance des milieux intéressés à l’idée d’interventions législatives.

Quels ont été d’après vous les changements majeurs en arbitrage international depuis que vous avez commencé à pratiquer dans ce domaine ?

Il est plus difficile aujourd’hui qu’autrefois de généraliser à ce sujet, et même de parler d’« arbitrage international » au singulier car, comme l’observait le grand comparatiste français René David, il n’existe pas un concept unique, monolithique, de l’arbitrage. Et son succès même, puisqu’il est reconnu aujourd’hui comme le « moyen ordinaire » de solution des litiges, a contribué à en faire un business – sous l’influence en particulier des litigators américains. D’où une tendance à la spécialisation excessive, à la prolifération d’arbitres « professionnels » et de centres et institutions d’arbitrage, en concurrence de plus en plus forte, et un certain affaiblissement de la notion de « service public » de l’arbitre.

Quelles seraient d’après vous les qualités d’un bon juriste se destinant à une carrière internationale, notamment en matière de résolution des différends internationaux ?

Ici aussi je ne crois pas à la possibilité d’une réponse simple, ou d’une « recette ». Disons seulement que pour être, ou plutôt devenir, un « bon juriste », il faut avoir une solide formation dans (au moins) un système juridique national, et de préférence en droit privé – plus formateur que bien d’autres branches à mon avis. Je ne suis donc pas favorable à une spécialisation trop rapide, ni à une formation « non juridique » (sinon comme complément), par exemple par l’étude de la science politique ou des « relations internationales ».

Après des leçons sur la résolution des différends, des étudiants m’ont souvent demandé : « Que faire pour devenir arbitre international ? » A quoi ma réponse était simplement « Grow old ! » – parfois avec la fameuse phrase du juge Holmes : « The life of the law has not been logic ; it has been experience. » L’arbitrage (qui implique toujours un risque) étant fondé sur le consentement et la confiance, on comprend aisément que les Etats ou les sociétés commerciales soient peu enclins à s’obliger d’avance à accepter la décision d’une personne jeune et/ou de peu d’expérience.

Quels conseils pourriez-vous donner à nos jeunes étudiants à cet égard ?

Mes réponses précédentes sont valables aussi pour cette question. J’y ajouterais volontiers les deux premières réponses données en 1933 à l’American Bar Association par le professeur Roscoe Pound, doyen de la Harvard Law School, à la question « What constitutes a good legal education ? » « (1) A solid all round cultural training… » et « (2) A grasp at the ends and technique of the social sciences »… Mon frère Jean-Flavien – qui avait été l’élève de Pound – avait subi peut-être l’influence de ce dernier car il avait l’habitude, en recevant un candidat collaborateur potentiel à son étude, de lui demander (à sa surprise) : « Quels sont les livres [non juridiques !] que vous lisez ? »

Quelles seraient pour vous les qualités que doit posséder un « bon arbitre » ?

La première est sans doute l’ouverture d’esprit sur ce qui lui est « étranger », la disponibilité « comparatiste », l’absence de préjugés nationalistes. Rappelons qu’un des grands intérêts de l’arbitrage international est l’obligation où est l’arbitre d’approfondir, avec impartialité et neutralité (au sens large du terme), les conflits de cultures comme les conflits d’intérêts et de lois. Ajoutons qu’un arbitre qui est ou a été parfois conseil ou avocat y gagnera une meilleure compréhension des difficultés de ce dernier rôle.

Vous avez joué un rôle de premier plan dans l’élaboration de la Convention UNIDROIT sur la protection des biens culturels, ainsi que pour l’adoption de la Résolution de l’Institut international sur l’application du droit public étranger. Aujourd’hui, accorderiez-vous la même importance à ces deux questions et que pensez-vous du devenir des textes qui ont été adoptés dans ces deux cas ?

Vous mentionnez la Résolution de l’Institut de droit international, à sa 57e Session de Wiesbaden, où j’étais rapporteur sur le thème L’application du droit public étranger. Ce texte, voté par l’Institut à l’unanimité (à ma grande satisfaction), condamne fermement la vieille jurisprudence du Tribunal fédéral suisse (et de certains autres pays) – sur « le prétendu principe de l’inapplicabilité a priori du droit public étranger [comme des lois dites « politiques »). Ce « principe […] n’est fondé sur aucune raison théorique et pratique valable », fait souvent double emploi avec l’ordre public et, surtout, « est susceptible d’entraîner des résultats peu souhaitables et peu conformes aux exigences actuelles de la collaboration internationale »3 . Cette résolution a eu des effets certains sur la jurisprudence et la doctrine de nombreux pays et, en Suisse, a conduit la Commission d’experts (dont je faisais partie) à insérer dans la Loi fédérale du 18 décembre 1987 sur le droit international privé un important article 13 sur le droit applicable.

Quant à la Convention UNIDROIT du 24 juin 1995 sur les biens culturels volés ou illicitement exportés (élaborée sur demande de l’UNESCO), elle constitue bien sûr, sans être parfaite, un progrès majeur pour freiner le fléau du trafic illicite international ; elle est directement applicable aux individus et répond en partie à de graves problèmes juridiques, politiques et moraux, en particulier pour les Etats victimes (d’Afrique, d’Asie, etc.).

L’actualité de ce domaine n’a fait que croître depuis 1995, ainsi que le nombre des ratifications. A ce propos, il est curieux que, en Europe, certains milieux de commerçants et de collectionneurs, peu soucieux de l’intérêt général et souvent mal informés, aient cru devoir faire une campagne parfois hystérique contre la ratification de la Convention UNIDROIT4 . En Suisse, la majorité des milieux intéressés a fini par comprendre l’intérêt politique, économique et moral du pays à se défaire de l’image de « plaque tournante » du commerce illicite des biens culturels. Et la récente Loi fédérale sur le transfert des biens culturels a pu ainsi entrer en vigueur le 1er juin 2005.

Genève met en avant la présence des organisations internationales pour renforcer son image de ville internationale. Elle commence à insister davantage sur sa qualité de place d’arbitrage international. Est-ce là une tendance que vous soutenez et auriez voulu se voir développer plus tôt ?

C’est bien sûr à juste titre que Genève « met en avant la présence des organisations internationales pour renforcer son image de ville internationale », à quoi il faut ajouter la présence de grandes sociétés internationales, des ONG et d’institutions comme l’Université et notre Institut. Elle doit insister aussi sur « sa qualité de place d’arbitrage international » (trop souvent considérée comme allant de soi, depuis le célèbre litige anglo-américain de l’Alabama en 1872). Or notre époque est celle d’une concurrence croissante, dans ce domaine, entre institutions, villes et pays de divers continents pour attirer des arbitrages, dans un intérêt commercial et politique.

La Suisse, et Genève notamment, bénéficient d’une longue et utile tradition, du savoir-faire particulier de nombreux praticiens et d’une loi moderne, user-friendly avec le chapitre 12 de la Loi fédérale du 18 décembre 1987 sur le droit international privé.

Mais Genève ne devrait pas se reposer sur ses lauriers (ni surestimer ces derniers !). Et il est permis de regretter un certain manque de communication et de coordination, à Genève, entre les divers milieux, publics et privés, qui s’intéressent à l’arbitrage international et ont à cœur de maintenir et développer l’image et la mission du pays en ce domaine.

 

1En doctrine, on lira aussi avec profit l'étude de Catherine Kessedjian, in ICCA International Arbitration Congress, nº 13, pp. 857-870, qui réfute de façon décisive celle de W. Michael Reisman, pp. 849 ss.
2Cf. J.-P. Sylvestre, in Droit et marchandisation, Colloque du CREDIMI, Dijon, mai 2009, p. 27.
3Annuaire Wiesbaden 1975, pp. 552.
4Un exemple pittoresque est celui d'un représentant d'une association française d'antiquaires, selon qui la convention obligerait Paris à rendre à l'Egypte l'Obélisque de Luxor (donné à la France) ! V. P. Lalive, « Une convention internationale qui dérange : la Convention UNIDROIT », in Mélanges N. Valticos, 1999, éd. Pedone, p. 177.
  


Propos recueillis par Jean-Michel Jacquet, professeur de droit international à l’Institut, et Maître Domitille Baizeau, avocat chez Lalive, pour la revue de l'Institut, Globe N°6, automne 2010
 

 

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